L'état poétique est le seul promontoire connu d'où par n'importe quel temps du jour ou de la nuit l'on découvre à l'oeil nu la côte nord de la tendresse. C'est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requin un bras de mer en furie.
Une fois, en état de poésie, je bâtis ma maison si près d'un oiseau de paradis que nos versants et nos feux se touchaient
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Messidor, ed. Français réunis, coll. Petite Sirène - 1980
Premier livre publié à 19 ans à Haïti. Comment ce recueil d'inspiration contestataire a été publié par l'imprimerie nationale d'état du dictateur Lescot est en soi un poème...
Je ne viendrai pas ce soir tisser au fil de ton regard des heures d'abandon de tendresse d'amour. Des camarades de bronze ont convié ma jeunesse à l'assaut de cette citadelle qui s'écroule. Je ne viendrai pas noyer ma tristesse dans le flot tumultueux de tes cheveux d'ébène une étoile de pourpre luit à l'horizon. Je ne viendrai pas mirer mon fol espoir dans le cristal de tes prunelles sauvages car quel sens donner à nos baisers à nos étreintes à ce soir brûlant de fièvre si notre amour reste indifférent aux appels désespérés de la souffrance humaine.
Version publiée dans Depestre par Claude Couffon, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui (différend de celui publié dans Rage de vivre, œuvres poétiques complètes, Seghers)
Haïtien attelé au soc Du lait tendre au petit matin Né pour caresser le printemps Son destin descend à la mer Où il trouve une jeune lueur De toute beauté une lampe. Pour panifier la liberté Pour donner au vent aux sources Et au sang innocent versé Le dit du miel et du lait Le doux bonsoir du basilic Cette petite lampe sur la mer. ... Pour que ton amant chaque soir T'émerveille les reins les seins Et te libère dans le corps Une volée de mutins piments Qui laisse bouche bée ton sang Cette petite lampe sur la mer. Pour Edith Edith diamant mien Edith régnant sur mes roues d'or Pricesse des arcs-en-ciel Flèche juive de la lumière Toi que le soleil porte aux nues A genoux dans ton souvenir En feu de tout mon sang je chante Cette petite lampe sur la mer. ...
BOUCHE Bouche, ailes toujours lyriques Pouvoir combustible des baisers. Mains, armes à feu doux Bien douées aussi Pour la piraterie en haute mer. Seins, légendes solaires Qui planent Au-dessus de nos abîmes. Ventre né pour la combustion Sublime du jour et de la nuit Ventre complice des volcans. Hanches, tracteurs joyeux Qui savent monter à l'assaut Des meilleures terres de notre sang. Cuisses, obscure géométrie, Moulin qui sait broyer Le grain de la douceur. Fesses, phares merveilleux Qui tournent autour De nos vagues intérieures. Jambes, herbes sauvages Qui adorent marcher Dans nos entrailles mêmes. Je chanterai aussi La première des céréales L'été le plus glorieux de la chair : Le sexe de la femme ! Je chante l'orchestre où triomphe Le dimanche du corps de la femme. Le trône du sel marin, l'élément Où se réveille notre innocence Pour nous couvrir de gloire ! Voici le sanctuaire païen Où la faim et la soif La joie et la santé Notre oubli de la mort Reçoivent jusqu'au cri Leur plus haute bénédiction. Gloire !
Je chante toutes les femmes que j'ai franchies avec les mille rames de mon innocence, Toutes les femmes que j'ai aimées à grands cris de bon soleil dans la nuit, Toutes les femmes qui ont donné leurs rives heureuses à mes flots. En ce temps là mon coeur était une charrue Inassouvie, un soc affamé qui cherchait la terre bonne et douce, La rosée qui féconde et apaise, le délire qui nous monte à la tête. O cris aigus du printemps dans mes veines Adorables éponges Pour les fontes de l'angoissé, De l'exilé, du poète errant Que j'étais avec ma faim et ma soif ...
... Ma tempête d'homme raconte A ta tempête de femme Des légendes somptueuses Où tout est bon, savoureux, Authentique et fou Et je te prends, te baise, te transforme Je te taille dans le bois, le marbre, le feu ! Je te taille dans la soie et le papier Et dans l'étoffe la plus lumineuse du cri ! ...
Les poètes d'Europe ont cessé de chanter : Ils ont fait de l'écriture un tremplin D'où ils lancent des papillons de cirque Sans aucun secret dessiné sur leurs ailes. N'y a-t-il plus en Europe un ciel ouvert Sur les mystères et les tourments des poètes ? N'y a-t-il plus une femme et un homme Qui rien qu'à se voir au détour d'une pluie Brûlent soudain cent forêts de vérité ? ... Notre époque est un enfant abandonné A la porte de chaque véritble poète : Un enfant qu'on a déposé en sang Avec sept balles dans le ventre.
La plupart de ces poèmes sont rassemblés dans le livre de Claude Couffon sur René Depestre, dans la collection Poètes d'aujoud'hui chez Seghers. L'oeuvre complète est dans "La rage de vivre" chez Seghers.