A table, tout à coup repoussant son assiette : « je voudrai bien savoir sur quelle vague roule le monde en ce moment » [1] Elle riait, les yeux au bord des larmes à travers les miettes de pain. Un immense bouquet de fleur au milieu de la table la cachait presque totalement mais je la voyais sans rien perdre de son désespoir. C'était la troisième fois depuis que je la connaissais qu'elle posait cette question, mi rieuse, mi effrayée : « ... savoir sur quelle vague roule le monde ... » Nous ne connaissions rien de son passé. Elle était arrivée là un matin comme un rayon de bonheur sur nos existences paisibles et sans interrogations. Elle avait grandi vite, comme une étrangère pressée de découvrir l'oubli de l'horizon, sans le savoir. Affolés par ses silences, nous découvrîmes la peur et son empreinte dans nos cœurs. Chacun de ses cheveux était noué de nos contradictions : derrière l'horizon du temps, quelle vague de solitude nous attend ? Quand elle partit, alors, seulement, nous le sûmes.
[1] Henri Michaux, "Portrait d'homme".
Jean-François Pique, 2010