Joëlle Tiers

ETOUFFEMENT

La neige parfois le prenait. Ça arrivait toujours dans l'après-midi. Le mas alors se retournait sur lui-même. Par les fenêtres étroites, on doutait d'abord de cette abondance, de cette blancheur qui deviendrait turbulence. Le ciel gris et lourd, d'une douceur hivernale, soufflait les flocons légers.

Puis tout ça s'épaississait, et le silence devenait blanc. Le jour tombait, la neige engluait le sol, tout devenait gris, et le silence encerclait la terre. Le matin, ça crissait. Les pas s'alourdissaient dans la couche molle : c'était les jours de neige. Rien à voir avec le glacé du givre qui ne s'annonçait jamais, si ce n'est par une froideur inaccoutumée, qui avait traîné son tranchant dès la fin de matinée. Le givre, on le découvrait au lever. La terre devenait cassante et les arbres étaient recouverts d'une gangue grise. Givre et neige ne s'entendaient pas. C'était comme un choix, comme si l'humide ne pouvait être léger et figé tout à la fois.

C'était des jours de paix. L'hiver, en son renfoncement, contraignait à l'absence. C'était des jours heureux, de ces bonheurs feutrés qui balaient le temps en le niant. C'était des bonheurs pleins et inutiles, de ces joies innocentes qui jaillissent d'on ne sait d'où et qui ne vivent que par leur existence. Le glacé convenait bien à la coupure de l'instant. Dès le réveil, on sentait que ce jour-là, il faudrait le garder, le garder tout au fond de son coeur, comme un recoin douillet, celui de la niche, celui de la halte d'hiver.

On commençait par coller le nez à la vitre, on poussait la porte et c'était tout qui vous sautait à la figure, le froid doucereux, la senteur de l'immobile, le bruit muet d'une nature engourdie. Ça continuait par le retour vers le feu qu'on se pressait d'attiser. Ça se poursuivait par une odeur de café, par la lame qui tranchait le pain brun. Le feu crépitait. Rien, jamais, ne remplacera ces matins-là. Ces matins du bonheur d'hiver.

Maintenant, j'entends le bruit de la faux et le crissement de la pierre contre la lame lorsque par suite de ces mouvements incessants, le végétal entame l'effilement nécessaire. j'entends le bruit régulier de l'herbe qui se couche.
L'homme est en sueur. Il est midi et le soleil cuit. C'est un printemps violent qui empoigne la terre humide. Des orages inaccoutumés ont déversé tout leur poids d'eau dans ces journées longues, qui n'en finissent plus d'attiser la force de vie des végétaux. Il faut couper ce trop plein de vert, cette débordance. Depuis le lever du jour, l'homme, par mouvements lents, avance. je sens l'épaule, le bras, je sens l'odeur de l'homme en sueur. Je suis dans le mas, dans la pièce basse. Je me tiens debout et ne vois rien. Mais chaque coup de fauche m'envoie des coups dans l'âme. La faux, c'est la mort, et, là, la faux, c'est encore l'amour. La mort et l'amour ne s'entendent pas. Comme si la force de l'un n'accepte pas l'inexorable de l'autre.

Je suis coupée. Coupée en deux. Une partie de moi est là-bas, dans cette nature profonde et généreuse. Elle puise l'eau, elle s'enracine dans une tourbe humide. L'autre est ailleurs, dans un univers de roc, aux aspérités acérées, aux reliefs hérissés, faits d'étrangeté, comme si le corps n'avait plus qu'à se laisser flotter. Mon corps ne m'appartient plus, il est comme étranger. Je l'entretiens, je le nourris, comme une bête carnassière, et parfois il se venge de cet abandon qui reste nourricier. Il mord, il m'empoigne et me secoue, entraînant dans sa course de vie mon âme qui dérive. La coupure s'accentue, les parts de mon âme déjà fragmentées se morcellent. Une poussée verticale, issue du tréfonds, surgit dans ce néant qui devient lutte.

Qui l'emportera, de cet éclatement fracassant ou de cette force innée ? rien, jusqu'ici, n'est décidé. Toute la force de vie doit s'arquer désormais sur cet équilibre constitué de roches branlantes, de cailloux qui dérapent, de sols instables . Je fixe une falaise, avec tout au bout, un point lumineux et aérien. C'est que le soleil a surgi de derrière la nuit qui s'estompe et seule la crête découpée au rasoir fournit à cet univers minéral une bordure rassurante, une découpe rayonnante qui coulera jusqu'à son bas sur la face surplombante. Je suis au pied, immobile, pétrifiée, en attente. Le froid de l'ombre se fracasse sur mon âme en danger tandis que mon regard s'accroche vers le haut, tendu à l'extrême, fixé sur cette vague de lumière qui déferlera, au fil du jour, pour se répandre voluptueusement sur le socle de toute cette construction.

La volupté triomphe toujours. C'est pour ça que je suis ici. Pour qu'elle m'enveloppe de son drap de velours, pour qu'enfin, exténuée, je m'abandonne à son sens. Le puzzle est maintenant bien à plat, ouvert, étale. Je suis dessus et le martèle.

De toute cette période, il me reste l'étonnement. Le pré maintenant est fauché. Des insectes se pressent, affolés, dans ce monde bouleversé. Il y a dans le ciel intense des myriades de points lumineux. Et il y a un homme qui va rentrer ici et qui ne comprend rien. Qui ne pourra jamais comprendre pourquoi, à un moment précis, en un temps donné, l'amour se meurt de lui-même, sans un cri, sans un souffle, sans prévenir. On ne remue pas de la tourbe qui se consume. La haine s'est mise à sourdre. Elle a rampé de son haleine chaude et fétide.

EAU NOUVELLE

J'ai pris un torchon propre et j'ai essuyé le verre. L'eau nouvelle coulait de l'arrosoir, Ça faisait comme une fontaine. En contrebas, le bassin renfermait maintenant une eau croupie, issue du creusement violent rendu nécessaire par ce puits nouveau qui devait désormais m'assurer une eau au robinet à l'abri du gel. Ainsi l'avais-je voulu : j'avais voulu une pompe immergée.

Cubanier me l'avait bien dit : " vous allez trouver du changement, Mme P. Mais ça y est, tout est fini, quand venez-vous qu'on fasse la mise en eau ? "

J'avais filé vers les Jourguières malgré la chaleur du milieu du jour, j'avais franchi le petit ressaut ombré qui débouche en contre-bas et j'avais vu : une piste terreuse, ravageante, avait remplacé la végétation dense et sauvage. Le tractopelle avait fait du vilain travail. La camionnette de Cubanier était là mais c'était un silence d'été assourdi de soleil qui m'accueillait. Je descendis de voiture :
- hou hou Mr Cubanier ?
- je suis là !

La voix sortait du lit de la rivière à sec. Je m'aventurais dans cette poussière de terre, mes pieds s'enfonçaient dans le chaud pour y sentir l'humide qui était toujours là dès qu'on creusait un peu. Car les rivières s'enfoncent et leurs eaux les suivent ; je savais bien qu'il y avait des sources là-dedans, il suffisait de les trouver. Le ruisseau avait été élargi, éventré et je pensai à ces nids d'oiseaux accrochés aux parois des murets qui avaient été arrachés par l'engin mordant la terre. Puis je vis le trou : c'était circulaire, bétonné. L'eau commençait à sourdre et Cubanier regardait. Il fumait et semblait heureux. Dans cette rivière poussiéreuse, la chaleur devenait accablante, il y avait l'eau qui suintait en bas de ce trou, et il y avait la sueur qui nous collait à la peau.

- Ça n'a pas été trop dur ?
- Hé bé, on a trouvé du rocher, ça a été difficile.
- Et l'eau ? D'où elle vient ?
- Hé bé, là à gauche, ça coule, et puis on en a trouvé un peu à droite, là, ça coule aussi.

J'ai regardé à droite l'ancien emplacement de la pompe.
- Oh vous l'avez fait en pierres ! c'est joli, ça !
- Hé bé, on a fait comme on a pu, je ne sais pas trop le faire, mais c'est pas mal.

C'était beau en effet : dans tout ce tas de terre et de végétation arrachée, il y avait une petite beauté cévenole qui subsisterait lorsque la première crue aurait nettoyé tous ces remblais.

Ça pousse vite, allez, avec les pluies d'automne, vous ne verrez plus rien.

Cubanier me rassurait. Ici, tout repousse, tout reprend, avec l'eau n'est-ce-pas, avec la force de l'eau, avec la vie de l'eau, la terre n'a plus ses droits. je le savais mais je doutai, c'était trop vilain, cette terre arrasée.

Je me penchai sur l'ancienne source : elle était muette.

Il faut attendre 24 heures, Mme P, elle coulera de nouveau mais il faut que le puits se remplisse d'abord et avec la déverse que je vous ai faite, ce sera comme avant.

Comme avant ? Mon bassin d'eau limpide et son petit chuintement d'eau, je les aurais encore ? vous êtes sûr ?

Cubanier riait : mais oui, vous voyez, l'eau va faire ceci, va faire cela et alors, avec la déverse...

Je ne l'écoutai plus, j'attendais l'automne, j'étais déjà dans le roux de l'automne.

Nous montâmes jusqu'à la maison. Nous nous sommes assis dans la pénombre des volets fermés, on avait oublié la chaleur. Nous bûmes l'ancienne eau, celle d'une bouteille remplie avant les travaux, on ne sait jamais, il faut toujours conserver de l'eau dans une cuisine, car parfois les pompes vous jouent de vilains tours, on croit qu'il suffit de tourner le robinet mais ce n'est pas si simple.

Cubanier étirait ses jambes : "on n'a plus envie de travailler maintenant, on resterait bien là au frais."

Je ris et je le regardai. Il était torse nu, je ne l'avais jamais vu ainsi, il se couvrait toujours quand il nous rendait visite. Et cette nudité semblait incongrue maintenant qu'il était dans la maison. Je voyai sur sa poitrine quelques touffes de poils un peu gris, comme le doux des ânes gris, et ses épaules, rondes et fortes, s'insérant dans ce déséquilibre des corps d'hommes plus large du haut que du bas.

Nous avons fumé une cigarette. Je lui demandai s'il avait connu les crues du gardon d'Alès avant la réfection des quais. Non, il n'avait pas connu. J'insistai pour connaître la date de ces travaux de consolidation.

Oh, 1957, je crois.
Je m'écriai : "mais ce n'est pas si vieux alors !" Il eut un sourire surpris : "mais j'Ètais tout petit, Mme P"
- ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, Mr Cubanier.

Le rire reprenait, plutôt des éclats, presque silencieux, dans cette ombre apaisante des maisons fermées à la brûlure de l'été. Cubanier n'a pas d'âge, pensai-je. Cubanier existe par son savoir de l'eau, par sa science des failles rocheuses, par ses lits de gravier, Cubanier est ventru, il a un visage doux que la barbe hérisse et que la sueur et l'effort rougissent. C'est déparler que de vouloir lui donner un âge quand on est là, dans la fraîcheur, à goûter le temps qui passe et qui apprend.

C'est lui qui se leva le premier :
- Bon, le puits doit être assez rempli maintenant, on peut faire la mise en eau. Nous sommes descendus à la cave et il a fait les branchements.

Et maintenant, l'eau nouvelle coule : nous sommes tous deux à la regarder jaillir du tuyau qui remplit l'arrosoir et qui ressort de l'embout en plastique. Nous sommes dans l'herbe verte, la terre autour de nous s'est gorgée d'eau fraîche, mes nu-pieds sont dans l'eau, mes jambes sont mouillées et je ris. Alors, je suis allée chercher un verre et un torchon propre, et j'ai bien essuyé, en tournant, de ce geste séculaire qu'avaient les femmes anciennes lorsqu'elles offraient à boire. Je me suis penchée sur l'eau nouvelle et j'ai rempli le verre .

Il l'a levé à hauteur de ses yeux, il a immobilisé sa main. L'eau s'est apaisée.

Hé bé, si Mme D avait la même, c'est qu'elle serait contente ! Quelques particules mais ça partira. On a trop remué. Dans quelques jours, il n'y paraîtra plus.

On a bu une gorgée, elle était glacée, pardi, elle sortait de terre.

On s'est regardé encore et on a ri. On a trinqué, véritablement. On a bu le vin nouveau, c'est pareil, c'était une première cuvée. Et moi je sais que je ne vivrai ça qu'une fois dans ma vie, on parle déjà de l'arrivée de l'eau de la ville. Et son métier à lui, à Mr Cubanier, il disparaîtra. Qui, ici, sait encore tirer d'un lit de rivière à sec une eau de vie qui me grise ?

Voilà, mes premiers travaux aux Jourguières ont commencé : cela m'exalte.

IL A LA MAIN SUR LA TABLE

Il a la main sur la table, ça fait un bruit sourd quand il la pose. Les doigts sont refermés en dedans et on ne voit que les phalanges, c'est elles qui ont fait ce bruit sur la table, sur le bois dur, sur la table où chacun, le soir, se tait, ou cause, selon le temps, le temps du dehors et celui du dedans.Ses doigts sont blancs, avec des ressurgences bleutées, c'est la contraction des muscles qui empêche le sang. Le dessus de la main est velouté, on voit des poils, gris, blonds, des poils indécis qui font dire qu'il y a un homme là-dessous, c'est une main d'homme et d'un homme qui frémit. Mon regard s'arrête au poignet, là où le bras commence, c'est bien un bras d'homme, musclé, trapu. Un vêtement gris le recouvre, la manche est molle et le revers du tissu est lâche, trop travaillé, trop usé.

Elle pend, et cache une force qui tremble, pour le moment, qui tremble de colère. C'est la main de mon père. Elle s'est abattue sur la table de la salle à manger, et tout son corps tremble, il s'agrippe au bois qui le retient et qui avale ses coups. C'est une belle colère qui s'annonce, c'est la colère de mon père. Autour de lui, c'est le silence. Mon père vieillit et il le sait. Mais il lui reste sa colère d'homme, celle qu'il n'a jamais eue quand il était jeune, ou moins vieux.

"Quel est l'imbécile qui a buté le chêne ?"

Nous sommes muets. La pendule tombe les coups de l'heure, la nuit n'en avait pas besoin pour avancer et la pièce s'enfonce dans le crépuscule. Une lueur rougeâtre de soleil finissant frappe soudainement les meubles et mon père est écarlate.

"Quel est l'imbécile qui ne sait pas conduire ? Quel est, de mes enfants, celui qui écorche le chêne sans s'excuser, j'aimerais bien savoir, hein, quel est celui qui confond frein et accélérateur, quel est celui qui ignore que devant le garage, il y a toujours eu un chêne centenaire qu'il convient de regarder? "

Une jubilation incongrue m'inonde brusquement, je dois être la seule à jubiler de la sorte. Joie du trop plein, joie de la fracture, éparpillement de l'ordre, fourmis du désordre. Les autres attendent, la pendule fait un boucan d'enfer, le soleil a disparu, quelqu'un avance la main pour faire la lumière. Ça fait un bruit sec, la lampe orange éblouit soudain, et on sent comme un soulagement. Ma soeur tire une chaise et se laisse choir. Elle pousse un gros soupir.

" Mais enfin, ce chêne, on te l'a toujours dit, un jour, il tombera. C'est pas un endroit pour un arbre, en plein milieu."

Tout le monde se met à parler en même temps, "il fallait l'abattre depuis longtemps, il se dresse là où on s'y attend pas, il fait trop d'ombre, et même toi, Papa, tu dis qu'il t'empêche de voir le Ventoux."

Mon frère se met à tonner : " 10 ans, 10 ans qu'il nous emmerde, ton chêne. Je ne peux plus manoeuvrer, tu as vu, il grossit de jour en jour, il donne de l'ombre à la terrasse."

Mon autre frère regarde mon père avec tendresse : " et ses glands peuvent te faire tomber, tu le sais bien, l'année dernière déjà, tu as roulé sur ses glands, ton pied a glissé sur ces glands, tu aurais pu te tuer, Papa, tu aurais pu te tuer."

"Pour l'instant, c'est le chêne que vous tuez. Quel est l'imbécile qui, avec sa voiture, a arraché au moins un mètre d'écorce parce qu'il ne sait pas conduire ? j'ai vu ça se soir, et ça s'est fait aujourd'hui, ça s'est même fait cet après-midi".

Le poing rebondit sur le bois mais son regard est malin, coule sur chacun de nous comme du miel qui renfermerait du sel et du piment, on ne sait s'il faut rire ou se révolter. Moi, je sais, il ne faut pas rire, il faut se dénoncer. Personne n'en a envie. Je ne jubile plus, je me souviens...Un arbre somptueux, un pommier du Japon qui remplissait le jardin de ses feuilles vernissées. L'été, il fallait pousser sa verdure pour fermer la fenêtre. Le matin, c'était vers lui que mes yeux s'ouvraient et j'en avais un bonheur simple, ma journée commençait par cette feuillure. J'aime les arbres, j'aime ce chêne. Moi aussi, je l'ai vu, ce bout d'écorce qui manquait, une vilaine blessure qui griffe l'arbre qui va se mettre à suer.

L'arbre, maintenant pleure, et la colère de mon père est une belle colère. Je suis la plus jeune, celle qu'on dorlotte, qu'on protège. Et ma voix tremble, les larmes montent,

"Papa, ça se soigne, un arbre, tu pourrais recoller le morceau et..."

"Est-elle bête, celle-là, à pleurer pour un rien",

ma grand-mère se tourne vers son gendre,

"vous lui faites peur, elle va encore faire des cauchemars."

"Elle n'aura plus peur, si l'imbécile qui a buté le chfine me dit comment il compte faire, maintenant, oui, maintenant, pour que ce chêne centenaire, planté par mon propre père en 1895, ait une juste vie?"

J'ai 6 ans, juste vie, qu'est-ce que c'est, j'ouvre la bouche, muette, je suis interloquée, juste vie, qu'est-ce que c'est, ma soeur est effondrée, elle a étendu ses jambes sous la table, elle fixe ses ongles, sa main droite est retournée vers elle, si bien que ses ongles polis et translucides sont des petits objets rosâtres qui l'absorbent. Mon frère aîné a dans les yeux de l'exaspération, il est campé tout droit sur ses jambes écartées, les bras le long du corps. La ceinture de son pantalon est dégraffé, c'est un geste d'habitude qu'il a lorsqu'il rentre de sa journée. Mon autre frère est assis sur le dossier d'un fauteuil, indolent, les bras repliés sur son ventre, il a un sourire sans expression, un sourire vide qui n'embrasse rien. Il paraît soucieux et ressemble à un ourson trop tôt lâché près d'une rivière. Ma mère a filé dans la cuisine mais on n'y entend aucun bruit, elle doit être adossée au buffet et regarder au-dehors. Puis, le chien s'est mis à aboyer. Tous les regards se sont tournés vers lui, mon petit frère a dit " qu'est-ce qu'il a, Toutoune ?" Et ma joie est revenue, si bien que j'étais comme en ballant, et j'ai pensé que c'était toujours comme ça, les colères de mon père. On allait du rire contenu aux larmes ravalées, il avait ce don de l'homme, celui de vous faire vivre. Du moins, c'est ce que j'ai su après, tout comme j'ai su plus tard que j'étais la seule, ici, à vivre ses colères comme des histoires fantastiques. Quand mon père était de joyeuse humeur, il accueillait son chien ainsi, par un nom inventé. Et mon frère, le petit, le toujours gentil, avait pris la même voix que mon père. Si bien que la joie m'a envahi le coeur, et les autres l'ont regardé avec rancoeur, oui, c'est cela, il y eut alors des lueurs dans les yeux des autres qui n'avaient rien de joyeux. Moi, j'ai ouvert la porte au chien qui a filé sous l'escalier. Je l'ai rejoint et je me suis nichée contre son poil chaud. Cet escalier formait un angle et j'avais là un recoin où souvent, de là, je voyais toute la vie à l'envers, par les pieds et les jambes de chacun. Ce jour-là, je sougeai que peut-être tout cela allait se remettre en mouvement. J'entendis une voix sourde.

"L'imbécile, c'est moi, tu entends, c'est moi."

La voix du frère aîné s'étouffait et il murmura,

"demain, j'y mettrai de la glue".

La main sur la table s'amollit. Je courus vers lui et mes bras étaient autour de ses épaules, de son cou, tu vois, Papa, un arbre, ça se répare, ça guérit, hein, ça ne vaut pas la peine de se mettre dans un état pareil.

Mais tu les aimes, ma fille, mes colères, tu les aimes, hein, c'est pour ça...

Il riait, il m'embrassait, il se faisait calin et, c'est vrai, j'aimais tellement ses colères que j'attendais déjà la prochaine. L'arbre vivrait, ses glands tomberaient en roulant, son ombrage me reposerait, et chacun ici le respecterait désormais.

Car les arbres sont des poings, des appels de vie et tendent vers le ciel leurs espoirs fous de sève. Adulte, je devins peintre et mon premier tableau fut ainsi : un arbre dénudé, à la souche profonde, tendant en plein hiver des branches sans feuille. Chaque bois était un trait noir qui tirait vers un ciel absent un tranchant sans appel. Et quelques années plus tard, je tomberai en arrêt devant une miniature flamande. Ce sera au Musée d'Amsterdam, dans une salle vide et froide. Des personnages émergaient dans une lumière crépusculaire : une famille en arrêt, autour d'une table de salle à manger. Sur cette table, une main,, aux phalanges recourbées et noueuses. Autour de cette main iluminée par les secrets de ces maîtres flamands, chacun semblait pétrifié. C'est cela qui m'avait donné ce coup de poing à l'estomac, c'était une peinture exaspérée, immobile, en attente.

La lumière était celle du jour finisant et une lucarne étroite et tranchée projetait une raie de soleil finissant. Dans le contre-jour, une main d'homme âgé surgissait par son éclat sombre. La raie de lumière, le poing fermé me saisirent en plein coeur et j'entendis sa voix, quel est l'imbécile qui... ?

 
Joëlle Tiers,