Michel Leiris

Haut Mal (1943), suivi de Autres lancers, poesie/Gallimard

 

Haut Mal

 
JEUNES FILLES
Une fille étend les bras parallèlement aux lignes très
  pures de son corps
alors voici que le caillou s'entrouve
révélant sa mer intérieure son écume cachée

Vagues solides sur qui roulent en parcelles de poussière
  des vaisseaux démâtés
marée montante dont le cours vient d'être suspendu
  par l'arrêt subit d'une lune d'acier se balançant
  entre quatre murs
rigides profondeurs inexploitables
la structure intime se dévoile
afin que ses échafaudages reproduisent retournée
la grande tour des secousses sismiques et ses lézardes
  de jouissance

Si vous joigniez les mains
jeunes filles aux longs colliers d'or rose
si vos genoux s'entrechoquaient comme des plantes déchirées
l'air s'emplirait d'un nuage étrange d'éther
grisant comme une salive d'astre
une lèvre aux commissures de miel

Les infinis replis du corps sont des fleuves aux rives
  extrêmement douces
..
mais trop de pierres sont sur ces routes souvent torrides
à cause d'un ciel malade qui laisse ainsi tomber en grêle ses ulcères
Les barques sans voiles ni rames dans la pénombre glissent
les chansons tombent en morsures
et c'est au fond de la plus nue des paumes la formation
  de la ligne d'amour

...
 
JOCASTE

Non loin des cours d'eau et des ruelles compliquées qui
  enlacent mes vertèbres
tout près des laitances d'ombre que déposent obscurément les meubles
quand ils forniquent avec les cloisons
à l'extrémité nord d'une large esplanade qu'une fille
  aveugle ne pourrait contenir dans le gouffre d'aucun de ses yeux
il y a la bouche d'une maison
dans cette maison une bouche
et dans cette bouche une langue
beucoup plus douce à habiter que ne sont même les
  plus douces et paisibles maisons

...
 
PRESAGES

Autour de mon oeil
la terre
Autour de la terre
ton air
le ciel que tu respires tandis que nous l'empoisonnons

O monde
j'écoutais ton glissement de rayons
à travers la silencieuse huche
où dort le pain doré des miracles solaires
dans la prison du jour dont le fleuve est la cruche

O mon air
les bruits du coeur s'arrêteront-ils
parce que parle celle qui connaît ma mesure
comme la plage connaît ses grains de sable
comme la ville connaît ses rues et ses maisons
comme la mer mesure aux croupes de ses golfes
l'arc-en-ciel des méduses
et le ressac des morts violentes?

O saison
le vide du coeur s'emplira-t-il
parce que la pluie tiède d'un visage
est apparue entre les feuilles?

Deux bouches en s'unissant pansèrent leur déchirure

                     saison d'orage
                     saison d'ombre
 
LENA

Un des plus beaux poèmes d'amour..
 
L'ANGE DE LA MORT

Toi
si haute
et douce de la tête aux pieds

Les menus ouvrages du vent
sont inscrits en tatouages lunaires
sur ton front
et sur le dos de tes mains

Ongle d'argent sur peau de bronze
trace fraîche d'un lent pèlerinage
vers la Mecque de tes flancs
à ta limpidité de cloche
arracher un tintement

S'ôter du sol
et se hausser
comme la tige qui s'alourdit
de richesses bulbeuses
au-dessus de tes genoux bossués
au-dessus de la ramure
maigre et sans oiseaux de tes pieds

S'ouvrir grand
et se refermer
pareil au vide de tes deux mains
hachurées de croix et de lignes
S'essorer
puis se résorber
le long du creux de tes reins
sans corde pour boire à pleins seaux
au fond de ce puits de ténèbres
S'épanouir
et se lover
mimamnt le rond de tes deux seins
que tachent tes bijoux en sang
nuages rouges
aux lobes démantelés de tes oreilles

Vitrine opulente en denrées
ton ventre
Entrepôt croulant de parfums
tes hanches
Vivacité sagace de sagaie
ta langue
Fosse de chair ou fosse d'air
livrée aux loups
aux lévriers du plaisir
tes lèvres
Lèpre rosée
perlant dans la paix de tes cuisses
ta plaie

Croix de nos yeux Croix de nos bras
Bouche ouverte entre haut et bas
Caillots d'orage Feux stridents
les pics acérés de tes dents
se mirent aux ravins de ta voix

Qui m'a aimée de ciel en terre
dit-elle
n'a rien à craindre du soleil
N'aura plus peur du soleil
qui m'a aimée du haut en bas
 
LES PYTHONISSES (extrait)

...
Ses gestes langoureux étaient légers comme des feuilles
et la ramure profonde de son corps abritait tout un
  peuple d'oiseaux de nuit
dont les yeux s'illuminaient parfois et sortaient de sa
  peau par les pores
en ruisselets scintillants d'émouvante moiteur
Plus d'un aima ses dents arsenal de lances blanches
qui faisaient résonner les boucliers du plaisir
...
belle chiromancie de nuages
...
La Néréide de la mer Rouge (extrait)

...
Derrière lui les pays se refermaient comme des lèvres
ouvertes un instant pour la morsure ou le baiser
...
 

Autres lancers (p177)

 
TROMBE DOCILE - III

Base des corps séparés, cathédrale des morsures,
caprice d'un corps vorace et capricorne des chevelures,
les hémisphères se séparent,
à travers les replis de l'espace
où les galions chargés de rires et d'étincelles
sombrent la corde au coup.

...

 
FRUIT SANS AMOUR

...
A l'orée de ton corps
où luit le cristal de midi
j'ai défait mon armure
sans pouvoir rien ôter
du ciel glacé qui me sépare

..
j'ai noyé les couleurs de mes soleils pulvérisés
image
trop mince image
en tranchant de couteau

 
D'ORGE ET DE BASILIC

Tout ce qui pointe de cruautés et de féeries
dans l'air
au dessus du plan de clivage

tout ce qui roule tête-bêche en bas
de travaux et de nourritures utiles
sous l'arcade vibrante du coeur
coléreuse lame de sabre

vertige et chance
heurs ou malheurs
chargés des exhalaisons de la rue
du plus léger au plus lourd
se crêtent
et se profilent en fauves tumultueux d'armoiries
quand vient
alliage de foudre fine et de rosée
dans ses lenteurs de samouraï
la longue
la lisse
la bonne
et belle à vous trouer les yeux

 
COEUR OUVERT

S'extraire du ventre quelques vérités
comme de mauvais cailloux qui s'y seraient formés.

 
LA VIE BLEUE

Jour et nuit,
dans la foule et le désert,
aux tempes un vertige flûté d'opéra,
je vais à pas de funambule.

 
INSOMNIE

Aujourd'hui
mes nuits ne sont-elles pas rongées
par le trop lourd condensé de sommeil
que,
voulant en finir,
j'ai en une fois mangé?


   INDEX

Coeur ouvert (p219)
D'orge et de basilic (p213)
Fruit sans amour (p206)
Insomnie p226
Jeunes filles (p38)
Jocaste (p79)
L'ange de la mort (p172)
La Néréide de la mer Rouge (extrait) p126
La vie bleue (p220)
Léna (p109)
Les pythonisses (extrait) p50
Présages (p107)
Trombe docile-III (p180)