Jean-Pierre Duprey

La forêt sacrilège et autres textes

REINCRUDATION

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La période des rêves est mon cycle nocturne, je n'y suis pas mal installé car mes phantasmes sont à l'image du noir de mon âme et, tout étant comme il faut, j'y trouve une sorte de paix. Pourtant, au début, je lutte toujours avec acharnement contre l'engourdissement, craignant l'immobilité finale.

C'est ainsi que je descends l'escalier d'une maison inconnue un soir, sans tenir la rampe, car l'escalier est large et les marches faciles. Et puis, tout de même, la rampe est si lisse, d'un éclat si soyeux que je suis tenté d'y porter la main. Dès que je l'ai effleurée, je sens en contrepoint le toucher imperceptible d'une présence derrière moi. Avec un peu d'effroi, je continue à descendre et cela descend avec moi. Je me hâte et cela se hâte derrière moi. Je me retourne et vois une femme grande et mince qui me suit, sans faire le moindre bruit. Son vague sourire me rassure et je la regarde mieux pour être tout à fait délivré de mon épouvante. Cest alors que son sourire se déforme tout en douceur vers plus de douceur et qu'elle semble descendre, toujours sans bruit, imperceptiblement plus vite, gagner sur moi, réduire la distance qui nous sépare. Son sourire, attentif à fixer mon regard, se fige et c'est alors que je vois ses dents.

Durant ces périodes, la sculpture est en sommeil. Je dois attendre, apprivoiser mon rêve, le rendre docile, me familiariser avec Cela qui veut éclater, jusqu'à la nuit où je rêve que je laisse Cela descendre jusqu'à moi, malgré son sourire épouvantable, que Cela se fige et devient statue.

Alors la statue me tend une pierre blanche, trop blanche, trop lisse et je sais que c'est la matrice du vide.

 
Jean-Pierre Duprey,
La forêt sacrilège et autres textes,
ed. Le Soleil Noir, 1970

Poètes maudits d'aujourd'hui (1946-1977),
 pp. 61-81, Pierre Seghers, 1977