Luc Bérimont

Un feu vivant

 

I

 
De tes cheveux chauds sous ma main
Je fais le compte exact, j'offre le juste prix.
Un poids d'huile et d'or roux ruisselle au fond de l'ombre
Il n'y a pas de feu plus fier que ce brasier né de ta tête
Pas de torrent plus fort que la cascade convoitant tes reins.
Je pense aux cressons fous du sang, aux étangs nus de la patience
Une fleur aux millions de fils éclaire la nuit d'une averse
- Rappelle-toi que je t'attends au rendez-vous de tes épaules.
On va de l'amour à l'amour par un gué.
Toi, descendue des hauts plateaux, des repaires rocheux du songe
...
Tu sentiras la joie de l'aube couler aux pointes de tes seins.
 
Equilibrée par le bonheur
La colline oubliait de verser dans l'automne;
Les arbres demeuraient vivants.
Un poids de sève et de fumées
Répondait à la courbe heureuse de tes hanches
Tes yeux de petite aube verte attendaient la nuit des étangs.

Un monde juste s'arrêtait
Bloquait l'instant contre nos lèvres;
La terre où creusait notre joie
Eclairait tes seins réunis.
 

II

 
Je tiens la nuit contre ma bouche
D'un souffle si léger, si pur
Qu'il entretient le feu des pierres.
Un geste pourrait dévaster
Les jardins en pente du jour,
Le plus court hasard nous tuerait
En ce territoire incertain.
Je reste en vie si loin de toi
Mon absente, ma déferlante
Parce qu'aux confins fous du sang
Luit le pavot bleu du plaisir.
Tu marches sans mourir
A l'angle des paroles
...
Tu creuses dans ma vie
Jusqu'à toucher l'eau, l'herbe
La grille âpre d'un cri.
 
Ton absence ouvre en moi la plaie douce des rêves
Je ne la savais plus cette chaîne à mon cou
Tes bras, tes deux bras nus, tonnent moins que tes lèvres
Mon corps attend ton corps comme la mer en Août.

L'automne et ses forêts cessent d'aimer le monde
Lorsque tu n'es plus là, mon ombreuse, mon faon;
La rouille des soirs roux, des pommes et des rondes
M'est une lampe ôtée, saccagée par le vent.

Je suis l'enfant perdu des ponts, des passerelles
Un vieil orphelin fou, ingrat, tremblant d'effroi;
Ma femme, mon sureau, mon figuier, mon airelle
Ma bouche mâche un miel quand je t'invente en moi.
 
C'était un temps de glace et d'oripeaux
Un temps comme on n'en fait plus guère
Avec du fer sur les rivières
Et des fleuves sous les couteaux.
Un feu s'est roulé dans la neige
Quand tu vins à moi sage et nue;
On vit se coucher la forêt
Sous la buée de ton haleine
Et le silence des fontaines
Avait un soleil dans les veines
Quand ta bouche, en moi, s'est rompue.
 
Cet océan qui frappe au front
Creusant mes rochers et mes pierres
Cet océan cimente un nom
Dans la hurle du vent d'hiver.

La tempête s'irrite en moi
Roule du ciel et des morsures
Mêle tes cheveux à ma voix
Ta jeunesse à mes meurtrissures.

J'attends le chant terrible et fort
Qui jaillit, souple, de la mer
Quand tes reins nus comme la pierre,
M'assignent à la nuit des lierres
Me délimitent mes frontières
Ma bordure d'eau, ma lumière
Pendant que l'hiver creuse et mord.
 

III

 
Feux de mai, à l'odeur de suie
Quand il vente sur les vergers
Et que les fleurs de pêchers plient
Sous les pluies montées de la mer.

La terre est cousue de vertiges
Tes longs cheveux ourlent mes lèvres;
Je pense aux pays secs, sans arbres ni saisons
A des chevaux hagards piétinant le sol fou.

Tu ruisselles tout contre moi
Mon averse de chair, ma vallée d'herbe drue
La flamme oblongue des lilas
Eclaire ton flanc nu sur un monde livré aux sources.
 
Cet appétit de toi qui, tout à coup, m'étreint
Cette soif, ce feu clair, cette joie, ce jardin
Cette brûlure au flanc, si hyène, si profonde
Ce clou foré dans moi, loin que je m'en morfonde
Je les veux, je les crois, j'en exige les dents
Je prie pour que s'irrite en moi cet océan
J'affile le couteau, j'accomplis la blessure
Ma fièvre est la raison qui, seule, me rassure
J'attends tes deux genoux, ta gerbe, ta forêt
Je suis un gibier fou lancé vers son terrier
Le soleil ne luit plus que pour toi, sur ta face
Rien ne m'est plus de rien qui, par toi, ne s'efface.
 
La forêt déhanchée brasse son bruit d'eau folle.
Une équinoxe jaune, avant l'hiver carré
Fait répéter au vent sa leçon de patience.

La plainte dans le bois des portes me déchire
Car je sais que je suis derrière, à cet instant
Barré devant moi-même où je ne puis entrer.

Il y a cet hiver en moi qui voudrait naître
Il y a cet été qui ne sait pas mourir
Et, toujours, ce long vent battant - comme une tôle.

Je vais aller couper du bois dans le bûcher
En évitant la femme qui lave aux cuisines :
- La femme, un dieu féroce, et nu, dans son espace.
 
Or, j'aime à remonter vers le nord, à l'automne
Sous le triangle aigu des oies criant la neige :
Le ciel s'écaille et noie la terre, les tourbières
Les feux et les forêts confondent leurs brouillards
Une première lampe épelle les cantons
On devine, au ressac des maisons englouties
Le madrépore ardent du jour humble et perdu.
Luc Bérimont,
Un feu vivant,
éditions Flammarion - coll. Poésie, 1968