René Depestre

EN ETAT DE POESIE (1980)

 
L'ETAT DE POESIE

   L'état poétique est le seul promontoire connu d'où par n'importe quel temps du jour ou de la nuit l'on découvre à l'oeil nu la côte nord de la tendresse. C'est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons ou de traverser à dos de requin un bras de mer en furie.

   Une fois, en état de poésie, je bâtis ma maison si près d'un oiseau de paradis que nos versants et nos feux se touchaient

   ...

Messidor, ed. Français réunis, coll. Petite Sirène - 1980

Etincelles (1945)

Premier livre publié à 19 ans à Haïti. Comment ce recueil d'inspiration contestataire a été publié par l'imprimerie nationale d'état du dictateur Lescot est en soi un poème...

 
JE NE VIENDRAI PAS
Je ne viendrai pas ce soir
tisser au fil de ton regard
des heures d'abandon
de tendresse
d'amour.
Des camarades de bronze
ont convié ma jeunesse
à l'assaut de cette citadelle
qui s'écroule.
Je ne viendrai pas
noyer ma tristesse
dans le flot tumultueux
de tes cheveux d'ébène
une étoile de pourpre luit à l'horizon.
Je ne viendrai pas
mirer mon fol espoir
dans le cristal
de tes prunelles sauvages
car quel sens donner
à nos baisers
à nos étreintes
à ce soir brûlant de fièvre
si notre amour reste indifférent
aux appels désespérés de la souffrance humaine.
Version publiée dans Depestre par Claude Couffon, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui 
(différend de celui publié dans Rage de vivre, œuvres poétiques complètes, Seghers)

Journal d'un animal marin - Seghers 1964

 
LA PETITE LAMPE SUR LA MER
Haïtien attelé au soc
Du lait tendre au petit matin
Né pour caresser le printemps
Son destin descend à la mer
Où il trouve une jeune lueur
De toute beauté une lampe.

Pour panifier la liberté
Pour donner au vent aux sources
Et au sang innocent versé
Le dit du miel et du lait
Le doux bonsoir du basilic
Cette petite lampe sur la mer.

...

Pour que ton amant chaque soir
T'émerveille les reins les seins
Et te libère dans le corps
Une volée de mutins piments
Qui laisse bouche bée ton sang
Cette petite lampe sur la mer.

Pour Edith Edith diamant mien
Edith régnant sur mes roues d'or
Pricesse des arcs-en-ciel
Flèche juive de la lumière
Toi que le soleil porte aux nues
A genoux dans ton souvenir
En feu de tout mon sang je chante
Cette petite lampe sur la mer.

...

 
BLASON DU CORPS FEMININ
BOUCHE
Bouche, ailes toujours lyriques
Pouvoir combustible des baisers.

Mains, armes à feu doux
Bien douées aussi
Pour la piraterie en haute mer.

Seins, légendes solaires
Qui planent
Au-dessus de nos abîmes.

Ventre né pour la combustion
Sublime du jour et de la nuit
Ventre complice des volcans.

Hanches, tracteurs joyeux
Qui savent monter à l'assaut
Des meilleures terres de notre sang.

Cuisses, obscure géométrie,
Moulin qui sait broyer
Le grain de la douceur.

Fesses, phares merveilleux
Qui tournent autour
De nos vagues intérieures.

Jambes, herbes sauvages
Qui adorent marcher
Dans nos entrailles mêmes.

Je chanterai aussi
La première des céréales
L'été le plus glorieux de la chair :
Le sexe de la femme !
Je chante l'orchestre où triomphe
Le dimanche du corps de la femme.
Le trône du sel marin, l'élément
Où se réveille notre innocence
Pour nous couvrir de gloire !

Voici le sanctuaire païen
Où la faim et la soif
La joie et la santé
Notre oubli de la mort
Reçoivent jusqu'au cri
Leur plus haute bénédiction.

Gloire !
 
ELEGIE PAIENNE
Je chante toutes les femmes que j'ai franchies avec les mille
  rames de mon innocence,

Toutes les femmes que j'ai aimées à grands cris de bon soleil 
  dans la nuit,

Toutes les femmes qui ont donné leurs rives heureuses à mes flots.

En ce temps là mon coeur était une charrue
Inassouvie, un soc affamé qui cherchait la terre bonne et douce,
La rosée qui féconde et apaise, le délire qui nous monte à la tête.

O cris aigus du printemps dans mes veines
Adorables éponges
Pour les fontes de l'angoissé,
De l'exilé, du poète errant
Que j'étais avec ma faim et ma soif
...
« Il n'y a guère que dans la littérature grecque ancienne, et parfois la chinoise, que l'érotisme ait cette familiarité sans aura de péché, cette précision concrète»
Claude Roy
 
ODE A UNE POSADA A LA HAVANE

...
Ma tempête d'homme raconte
A ta tempête de femme
Des légendes somptueuses
Où tout est bon, savoureux,
Authentique et fou
Et je te prends, te baise, te transforme
Je te taille dans le bois, le marbre, le feu !
Je te taille dans la soie et le papier
Et dans l'étoffe la plus lumineuse du cri !
...
 
POUR UNE DANSE AVEC TOI
Tu dansais sur un rythme de ma vie
Ta danse était...
 
UN APPEL AUX POETES D'EUROPE
Les poètes d'Europe ont cessé de chanter :
Ils ont fait de l'écriture un tremplin
D'où ils lancent des papillons de cirque
Sans aucun secret dessiné sur leurs ailes.
N'y a-t-il plus en Europe un ciel ouvert
Sur les mystères et les tourments des poètes ?
N'y a-t-il plus une femme et un homme
Qui rien qu'à se voir au détour d'une pluie
Brûlent soudain cent forêts de vérité ?
...
Notre époque est un enfant abandonné
A la porte de chaque véritble poète :
Un enfant qu'on a déposé en sang
Avec sept balles dans le ventre.
La plupart de ces poèmes sont rassemblés dans le
livre de Claude Couffon sur René Depestre, dans la collection
Poètes d'aujoud'hui chez Seghers. L'oeuvre complète
est dans "La rage de vivre" chez Seghers.